Little Bangkok. 12 Février 2408. Une maison en ruine quelconque.
Une nouvelle vie vient d'apparaître sur Mars, celle d'Akitame Hagane. Un nourrisson innocent, encore tout imprégné du sang de celle qui vient de le mettre au monde. Il pleure, il crie. Trop de bruits pour la jeune femme avachie sur le canapé. Elle refuse de le prendre dans ses bras, elle veut se reposer. Le père n'est pas là. Il ne le sera jamais. Le nouveau-né est de trop. Il n'y a pas de place pour lui ici. Une pièce sera vaguement aménagée pour lui, avec un lit de fortune pour l'accueillir la nuit. Les biberons auront souvent du retard. Sa mère le laisse s'époumoner des heures durant, trop investie dans ses trips pour prendre soin de son fils.
Il y a pourtant cette vieille femme qui vient le voir, trois fois par semaine. Elle sent le jasmin et sa peau toute ridée est douce contre sa joue. C'est elle qui lui lit des histoires, qui lui parle. C'est elle qui entendra ses premiers mots, verra ses premiers pas, dans l'intimité de cette chambre si froide. Elle le bercera, l'embrassera, lui racontera des histoires et lui chantera des berceuses avec tous ces jolis mots qu'il ne connaît pas encore. Et il connaîtra l'amour d'une mère, le vrai, celui qu'il aurait dû recevoir dès sa venue au monde...
Little Bangkok. 12 Février 2416. La même maison, encore plus en ruine.
C'est son anniversaire. Sa huitième année au sein de ce monde austère. Ici, pas de fête, pas de gâteau et encore moins de cadeau. Ce qu'il voit en se levant, c'est sa génitrice assise contre le mur, son regard vide rivé sur le plafond. À côté d'elle, son petit-ami, dans le même état. Parfois, quelques mots sortent de leurs bouches. Ou plutôt des sons. Incompréhensibles. Sur leur bras, un tatouage de serpent. Leur appartenance au quartier, leur signe de loyauté. Il est destiné à les rejoindre un jour. Comment pourrait-il en être autrement ? Il ne connaît rien du monde. Rien que la violence, la faim et la drogue. Des réserves pour toute l'années, empilées dans le salon. Novacoke, Deepweed... Il y a même des puces. Le commerce commence à se démocratiser, les prix flambent et les deux tourtereaux ont trouvé le bon filon.
Le jeune Hagane pousse la porte de la maison. Le bruit l'accueille. Le quartier est toujours animé. Entre les commerçants qui essaient de vous amener dans les magasin, les gamins qui se coursent en criant et les disputes conjugales, il y a de quoi ne plus s'entendre penser. Pourtant il avance, sereinement. Il salue ses copains, leur promet de jouer une partie avec eux après. Ses pas l'amènent à un petit cimetière, bien caché derrière plusieurs enseignes. Il s'arrête devant une tombe et dépose le maigre bouquet qu'il a acheté en chemin sur celle-ci. Avec l'argent volé dans le porte-monnaie de sa mère. Il s'accroupit et effleure la pierre de ses doigts fins. Un petit sourire s'affiche sur son visage alors qu'il revoit ce doux visage, se rappelle de ce ton maternel qu'elle employait à son égard. Il s'assoit à terre et reste de longues minutes dans un profond silence, ses bras entourant ses genoux pour les serrer contre lui. Il semble communiquer avec elle, malgré l'au-delà qui les sépare. Elle lui répond en l'enlaçant, lui donnant un peu de sa chaleur. Il aimerait tant qu'elle soit encore là, que toute cette scène ne se déroule pas que dans son esprit. La voix tremblante, de grosses larmes coulant le long de ses joues, quelques mots sortent enfin de sa bouche.
«
Tu me manques mamie... »
Il sanglote pendant encore un long moment, se répétant en boucle les mots qu'elle lui disait, quand il s'écorchait les genoux. La formule magique pour faire disparaître la douleur. Il avait beau la hoqueter encore et encore, son cœur souffrait. De cette solitude depuis qu'elle l'avait quitté, un an auparavant. La vieillesse l'avait emporté. La mort l'avait cueillie dans son sommeil, avait pris sa main toute fripée pour l'emmener. Sans prévenir. Il s'était alors retrouvé livré à lui-même, avec cette femme qui ne s'était jamais occupé de lui et cet homme, qui ne l'avait jamais regardé.
Finalement, ses mains viennent sécher ses larmes. Il lui promet de revenir la voir bientôt avant de se retourner. Il se sent vidé, se demande même si ses jambes réussiront à le porter jusqu'à son foyer. Il n'en a pas envie. Il ne veut pas y retourner. Personne ne remarquerait sa disparition, s'il décidait de s'en aller... mais il n'avait pas le courage de s'enfuir. Au fond, il nourrissait l'espoir qu'un jour elle le regarderait. Qu'elle le prendrait dans ses bras, qu'ils rattraperaient ensemble le temps perdu.
Il entend son nom, depuis l'autre bout de la rue et se souvient qu'il a promis à ses amis une partie. Un regain d'énergie traverse son corps et il s'élance vers eux. Gamins des rues qui s'occupent comme ils peuvent. Des rires retentissent. Puis une petite chansonnette d'anniversaire. Ici, tout se sait. Des curieux passent la tête par la fenêtre et souhaite à l'intéressé une bonne année. Il est invité à dîner. À Little Bangkok, la pauvreté n'influe pas sur la convivialité. Ce soir là, il mangera à sa faim, plaisantera encore un peu avec ses copains puis rentrera chez lui. Soulagement. Personne ne sera à la maison et il pourra se glisser sous le mince drap qui lui sert de couverture.
Little Bangkok. 20 Juin 2420. Toujours cette maison délabrée.
Une journée comme les autres. Akitame s'était levé, avait fait son lit et prit une douche froide. Il se demandait encore ce qu'il allait faire aujourd'hui. Sûrement comme d'habitude. Traîner chez ses amis, dans les rues, ou vivre quelques aventures hors de Little Bangkok. Aller effrayer tous ces gosses de riches à la sortie des écoles. Ils aimaient bien faire ça, leur tronche était toujours mémorable. Il pensait à ses activités avec un petit sourire aux lèvres alors qu'il passait le balais dans cet endroit miteux qu'il détestait de tout son être, mais dont il prenait soin, nourrissant toujours le rêve d'être enfin remarqué. Et ses efforts commençaient à porter leurs fruits. Il avait intercepté quelques regards en coin, des murmures, des espèces de sourires... Il ne savait comment interpréter ses nouvelles attentions mais il s'en réjouissait assurément.
Aujourd'hui, elle avait une idée en tête. Quelque chose qui marquerait son enfant à jamais, laisserait une marque de fer rouge sur son cerveau. Elle l'invite dans le salon, avec un sourire. Elle l'appelle par son prénom, pour la première fois. Il aurait du se douter, voir tous les signaux qui s'alarmaient... mais il n'était qu'un enfant. Comment aurait-il pu deviner ? Naïvement, il vient. Il s'assoit, comme on le lui demande et ferme les yeux. Il s'attend à une surprise. Peut-être un petit chien ? Depuis le temps qu'il en rêvait ! Même si, secrètement, il en avait déjà un... Un bâtard, lui aussi de la rue. Il avait mis du temps à l'apprivoiser, s'était fait mordre quelques fois, mais avait fini par réussir à l'approcher. Il s'était avéré être un bon toutou. Tous les jours, il venait le nourrir avec ses restes, et lui tenir compagnie pendant des heures entières. Il était un compagnon fidèle, à qui il confiait tous ses secrets. Il l'avait même déjà présenté à sa mamie. Elle l'aimait bien.
Au lieu du doux contact de la fourrure, il sent de petites pinces glacées s'enfoncer dans sa tempe. Il pousse un gémissement de douleur et, avant même qu'il ne puisse rouvrir les yeux, une scène d'une rare violence se déroule dans son esprit. Une femme, enchaînée aux barreaux d'un lit. Elle pleure, hurle, supplie. Deux hommes se tiennent à ses côtés. Le son d'une tronçonneuse qu'on active. Les cris s'intensifient. Il y a, dans le regard de cette innocente, une détresse à vous déchirer le cœur. Un troisième arrive dans son champ de vision et lève bien haut l'arme au-dessus de sa tête. Les deux autres rient. La lame vient couper la chaire, le sang gicle, la vision est insoutenable. L'enfant peut presque ressentir toute cette souffrance. Il ne peut pas. Il se penche, trop, et finit par tomber à quatre pattes sur le sol. Il vomit tout le contenu de ses entrailles alors que la pauvre femme continue de demander pitié. Il se recroqueville, incapable de mettre fin à ce supplice, d'avoir le bon sens de retirer cette puce. Alors il regarde. Jusqu'au bout. La victime qui se vide de son sang, la vie qui quitte son regard.
Enfin. Le silence. Le noir. Ils n'ont rien fait pour le sortir de là. Ils prenaient leur dose de violence quotidienne, de sexe et de délires malsains. Ils avaient voulu te partager un peu de leur univers... Idée foireuse d'un couple qui ne sait plus réfléchir de façon logique. Ses yeux s'ouvrent lentement, encore larmoyants. Il est tétanisé, et reste au sol pendant de longues minutes, peut-être même des heures... Quoiqu'il en soit, lorsqu'il reprend le contrôle de son corps et enlève cette saloperie de sa tempe, il fait nuit. Ses jambes portent tant bien que mal son corps à l'extérieur. Il a besoin de lui, de sa présence rassurante, et d'elle, des mots qu'elle arrive toujours à trouver. Alors il va le chercher, son fidèle compagnon et tous deux se dirigent vers le cimetière. Là, il s'allongera sur la pierre froide, l'animal lové contre lui. Il s'endormira, bercé par les brouhaha incessant de la ville.
Little Bangkok. 18 Mars 2422. Dernier jour dans cet endroit.
Le soleil est à peine levé. La porte d'entrée est enfoncée par un groupe d'hommes armés. L'enfant est réveillé par leurs cris, par les cris de sa mère. Il se lève et ouvre la porte de sa chambre pour assister à la scène. Les hommes sont impressionnants, leurs armes tout autant. Elles sont braquées sur sa génitrice et son petit-ami. Les deux sont menottés et emmenés à l'extérieur. Il voit une camionnette, où sont emmenés d'autres gens avec des tatouages. Le gang vient d'être démantelé par une opération d'Ares Security.
Un officier s'approche du gamin, le prend par les épaules et lui explique qu'il va être emmené ailleurs. Un nouveau foyer, un nouveau départ. Aucune réaction. Il se content d'un hochement de tête et se retourne. Il met les quelques affaires qui lui appartiennent dans un sac et suit docilement l'inconnu. Il est emmené dans une autre camionnette, remplie elle aussi de gamins. Des gosses de membres du gang. Tous semblent apeurés, certains pleurent. Pas Akitame. Il fixe le sol en silence. Son seul souci est de savoir s'il pourra revoir son chien, là où il va.
Ils sont emmenés dans une maison de correction. Sûrement pour les ramener dans le droit chemin, ou pour s'assurer qu'ils ne finissent pas comme leurs parents... Ils entrent, en file indienne. On leur donne une chambre, où ils dormiront avec d'autres enfants. On leur explique qu'ils vivront ici jusqu'à leur majorité, qu'il faut absolument respecter le règlement sous peine de sanctions. Ils donnent à tous un emploi du temps, puis ils sont amenés à visiter l'établissement, à découvrir ce nouvel environnement. Il y a des ados, des gamins là depuis bien plus longtemps. Ils ont des visages menaçants, des sourires qui font froid dans le dos. Il sait que ces prochaines années ne seront pas une partie de plaisir mais il ne dit rien. Il se réfugie dans son mutisme, du matin jusqu'au soir.
Quelque part dans Megacity. 20 Février 2423. Centre de correction.
Le quotidien dans l'établissement était rythmé par la violence et l'intimidation. Les plus forts essayaient d'exterminer les plus faibles, aussi bien physiquement que mentalement. Bien sûr, le jeune Hagane n'était pas dans le haut du panier. Avec ses lunettes, prescrites lors de son premier examen médical, il avait été une cible de choix. Le gamin était myope. La seule chose qu'il ait vu et qui ne soit pas flou était cette scène horrible qui s'était jouée dans son esprit des années plus tôt. Pas étonnant qu'elle l'ait autant marqué. Il faisait d'horribles cauchemars, réveillait ses camarades de chambre, mouillait encore son lit alors qu'il avait maintenant 15 ans. Autant de motifs d'humiliation gratuite et de brimades. L'enfant restait cependant muet, ne se plaignait pas, ne gémissait qu'à peine lorsqu'on le frappait.
Sa rencontre avec le professeur Spiegel changera le cours de sa vie.
Il arrive aujourd'hui. Un nouveau, plein d'entrain, prêt à tout faire pour aider la jeunesse. Il constate que l'endroit n'est pas très bien entretenu et que la plupart des enfants sont illettrés. Les cours qui devaient être dispensés ici n'avaient jamais lieu. Chacun faisait en fait ce qu'il voulait... Décidé à redresser la barre, il avait fait arranger une pièce en salle de classe et aujourd'hui, il allait donner son premier cours.
Seul Akitame est présent ce jour-là. Assis à sa table, les yeux rivés sur l'homme manifestement mal à l'aise. Personne d'autre ne se montre après une demi-heure d'attente. Il commence par se présenter, demande à son élève d'en faire autant. Celui-ci n'a pas dit un mot depuis des mois mais, face à l'enseignant, il balbutie quelques phrases dans sa langue natale. Phrases qu'on lui demande d'écrire, mais il en est bien incapable. Alors, l'instituteur l'écrit et lui demande de le lire, ce qu'il ne peut pas faire non plus. Il ne reconnaît que les caractères de son prénom et de son nom et baisse la tête, un peu honteux.
Avec toute la patience et la bienveillance du monde, monsieur Spiegel apprendra à l'enfant à lire et à écrire. Un travail de longue haleine, mais il détecte un véritable potentiel chez lui. Sa capacité d'apprentissage est impressionnante, et son implication ainsi que son sérieux lui facilitent grandement la tâche. En à peine trois mois, il réussira à rattraper toutes ses lacunes. Quelques curieux deviendront élèves à leur tour, mais aucun n'est aussi doué que lui. Il est de son devoir de le sortir de cet univers violent, de l'aider à s'épanouir autre part. Alors, il lui apprendra l'anglais. En parallèle, après d'ardentes discussions avec les têtes pensantes du centre, il placera le garçon tout en haut de la liste d'attente d'adoption. Il veillera lui-même à lui trouver un bon foyer qui lui permettra de développer son potentiel, qu'il ne veut pas voir gâcher par les combats de rue et la drogue.
Quelque part dans Megacity. 8 Septembre 2423. Centre de correction.
Le garçon était assis dans la petite salle de classe, lisant un livre anglais que lui avait prêté son professeur. Il avait encore quelques lacunes, notamment son accent encore très marqué, mais dans l'ensemble il se débrouillait très bien pour communiquer et écrire. La lecture lui permettait d'étendre sa culture générale et d'ouvrir sa curiosité au monde. Avide de connaissance, il restait souvent éveillé après le couvre-feu, ses yeux fatigués glissant sur le papier éclairé par la faible lumière d'une lampe torche. D'autres suivaient son exemple, ceux qui voulaient eux aussi se sortir de ce monde cruel et froid qu'ils avaient toujours connu. Monsieur Spiegel leur offrait une porte de sortie, l'espoir d'un avenir au sein de cette société qui les avait longtemps rejeté.
Une voix le sort de son livre. Il se retourne et voit son bienfaiteur, qu'il salue d'un signe de tête respectueux. Il avance dans la pièce et s'arrête devant son bureau. Akitame n'arrive pas à comprendre l'expression sur son visage, bloquée entre la profonde tristesse de ses yeux et son sourire toujours aussi chaleureux. Des bruits de pas résonnent derrière lui, s'arrêtent à sa hauteur. Il lève la tête pour apercevoir une chevelure blonde, accompagnée d'un regard bleu profond et d'une bouche rouge soigneusement maquillée. Elle porte un tailleur, est perchée sur des escarpins luxueux et de nombreuses bagues ornent ses doigts fins. Elle lui sourit, tout en l'observant, bouleversée. De l'autre côté, il y a un homme, d'à peu près l'âge du professeur, qui pose une main sur son épaule. L'enfant a d'abord un mouvement de recul, fronçant les sourcils pour jauger l'inconnu. Lui aussi est blond aux yeux bleus et est richement habillé. Son air amical se veut rassurant, mais le gamin n'est pas du genre à faire confiance si facilement.
«
Je te présente tes nouveaux parents Hagane. Monsieur et Madame Edgeworth prendront soin de toi à partir de maintenant. »
La nouvelle tombe comme un couperet. Il ne sait que penser. Faut-il se réjouir de quitter cet endroit et la seule personne à avoir jamais cru en lui ? La seule famille qu'il ait connu était plutôt dysfonctionnelle... eux aussi le mépriserait, le laisserait dormir dans une pièce froide et sans meuble tout en le narguant avec leurs richesses ? Il ne sait quoi penser. Personne ne lui a rien demandé et il se retrouve dans une situation bien délicate, ne sachant quelle attitude adopter. Le professeur continue de parler mais il n'écoute pas, sa voix est trop lointaine. Il fixe son bureau, puis entend les pas de l'instituteur s'éloigner et la porte se refermer.
Ses nouveaux parents se mettent à sa hauteur, essaient de lui tirer une réaction en lui parlant mais rien n'y fait. Le jeune Hagane s'est à nouveau réfugié dans son mutisme et les deux adultes n'obtiendront rien de lui. Ils finiront par quitter l'établissement, mais reviendront toutes les semaines pour rendre visite à cet enfant pour l'habituer à leur présence, en apprendre un peu plus sur lui et lui parler de sa nouvelle vie à leur côté. Cette nuit-là, il fera le mur et ira se réfugier contre la fourrure de son vieil ami qu'il n'avait pas vu depuis quelques mois. Les sorties étaient rares au sein du centre et les punitions ne valaient pas vraiment le coup de sortir quotidiennement... Mais cette nuit-là, il avait besoin de cet instant, de cette confession auprès de son compagnon à quatre pattes.
Downtown Megactiy. 5 Août 2424. Appartement luxueux du centre-ville.
Des tableaux de collection ornaient les murs du salon, ainsi que des bibliothèques pleines à craquer. Jamais Akitame n'avait vu autant de richesse de toute sa vie alors qu'il s'avançait timidement, son regard glissant dans la pièce, curieux et intimidé. À ses côtés, son fidèle compagnon. Il avait réussi à les convaincre d'adopter aussi ce chien errant. Les premier mois, l'adolescent ne leur avait pas dit un mot puis, petit à petit, il s'était ouvert. Il s'était rendu compte que ses gens étaient vraiment intéressants. Très cultivés, intelligents, et surtout riches. Son nouveau père était PDG d'une célèbre marque de vêtement et sa mère travaillait en tant que secrétaire au sein du Consortium pour des hommes plutôt importants. Ils s'intéressaient véritablement à lui, à ses capacités, et promettaient de lui offrir tout ce qu'il souhaitait pour son arrivée.
Les adieux avec le professeur Spiegel avaient été pour le moins larmoyants. Ils resteraient en contact, il voulait connaître l'avancement de son élève, les grandes choses qu'il ferait dans sa vie. Finalement, il avait fini par entrer dans cette voiture, l'emmenant dans le quartier le plus animé de Megacity, où il passerait les prochaines années. Il avait encore du mal à réaliser ce qu'il venait de se passer...
Et le voilà dans sa chambre. Un lit double, une couette et des oreillers tout doux. L'armoire est déjà remplie de vêtements, il y a un ordinateur sur son bureau et un violon dans un coin. Sur les petites étagères sont stockées plusieurs piles de livres et de manuels. Il mange tous les jours à sa faim, des repas chauds et sains. Il joue dans la cour de l'immeuble avec les autres enfants du palier, il lit avec eux dans sa chambre et jouent sur la console du salon. Tous les matins, un professeur particulier lui rend visite et l'aide à rattraper son retard. Dès la rentrée, il sera scolarisé dans un des meilleurs lycées de la ville où il bénéficiera aussi d'une aide. Il se hissera bien vite en tête de sa classe et sera adulé par ses professeurs qui ne manqueront pas de souligner son implication. Certains camarades seront jaloux, d'autres l'admireront, beaucoup tenteront de le surpasser, avec plus ou moins de succès.
MegaSouth. 9 Février 2433. Windermere Boarding School.
Le gamin a bien grandi. Il est désormais un jeune adulte de 24 ans et un nouveau professeur au sein de la prestigieuse école de Suburbia Cetena. Après avoir décroché un master à la Sycamore Tree University en tant que major de promotion, l'établissement l'a contacté pour qu'il fasse partie de leur équipe administrative, impressionné par le profil de ce génie. Offre qu'il a bien sûr accepté, encouragé par ses parents qui n'ont jamais cessé de l'épauler et de lui offrir le meilleur. Il a travaillé dur ces dernières années, jonglant entre les cours, les cours particuliers le soir et les devoirs. Ses week-ends étaient plus dédiés à la révision qu'à la détente, à tel point qu'il prenait trop d'avance sur le programme à chaque fois.
Alors, pour éviter ce genre de problèmes, il avait fini par se consacrer uniquement à la pratique de son instrument de prédilection : le violon. Cette fois, pas de professeur pour l'accompagner dans son apprentissage, il avait décidé de s'y mettre en autodidacte. Difficulté qu'il aura du mal à surpasser, mais à force de volonté, il réussira à jouer de beaux morceaux pour les dîners importants que ses parents organisaient de temps à autre.
En parallèle de tout ça, ses parents cherchaient un bon parti pour le marier. Une femme qui lui conviendrait, belle, intelligente et à la hauteur des exigences bien trop élevées de leur fils. Aucune ne lui plaisait mais il acceptait poliment les rendez-vous pour leur faire plaisir. Les relations amoureuses ne l'intéressaient pas, pas plus que le sexe. Il se dévouait uniquement à ses études, ce qui inquiétait tout de même pas mal ses parents adoptifs qui ne savaient plus quoi faire pour qu'il sorte de sa chambre...
Mais ils étaient fiers de son succès, comme le prouvait le magnifique costume qu'il lui avait offert pour son premier jour de travail et qu'il portait aujourd'hui. Akitame recevait beaucoup de remarques sur ses origines, aussi bien par des collègues trop curieux que des étudiants indiscrets. Il esquivait toujours habilement les questions, ne révélant rien de son passé qui pourrait lui attirer des ennuis.
MegaSouth. 20 Mai 2437. Windermere Boarding School.
Il y a des nouvelles auxquelles on ne s'attend pas. Celle du jour allait bouleverser totalement la vie du Professeur Edgeworth, à jamais. Très attaché à ses étudiants, il passait plus de temps que de raison avec eux, donnant des cours particuliers à ceux qui en avaient le plus besoin, et stimulant les plus ennuyés avec des exercices vraiment casse-tête. Les élèves appréciaient son investissement, la façon dont il répondait à leur besoin. Il avait aussi beaucoup participé aux activités extra-scolaires, était même le référent du club de lecture, qui avait bien gagné en popularité auprès des jeunes demoiselles ces dernières années... Allez savoir pourquoi.
Alors qu'il s'installe en salle des professeurs, il est arrêté par le directeur qui l'invite à le suivre dans son bureau. Celui-ci lui annonce une bien triste nouvelle : le suicide d'une étudiante de sa classe. Ses yeux deviennent ronds alors que ses lèvres s'entrouvrent. Il reste plusieurs secondes totalement sous le choc avant de se ressaisir. C'est à lui qu'incombe la responsabilité d'annoncer ceci à sa classe. Il passe les minutes en cherchant comment s'exprimer, l'attitude qu'il doit adopter, à imaginer les diverses réactions... Il réfléchissait tant qu'il pensait que son cerveau allait exploser...
Quelques jours après ce drame, il revoit le visage de cette fille à la télévision. Ses parents étaient aisés et avaient organisés de luxueuses funérailles pour l'enterrer. Le cercueil n'était pas ouvert et c'est ce qui mit directement la puce à l'oreille du professeur. Ni une ni deux, il ouvre son ordinateur et se connecte à la face cachée d'internet, prenant grand soin de cacher sa connexion. Ses recherches le mènent aux Fermes de l'Imaginaire. Celles qui produisent ses foutues puces, qui massacrent des innocents dans le but de faire ressentir quelque chose à des drogués de sensations fortes. Une intuition. Il paie grassement un Jumper, lui ordonnant de retrouver une puce où l'on pourrait voir le visage de la jeune fille.
La réponse ne tarde pas à arriver. Une semaine, tout au plus. Ils sont efficaces... L'appel arrive, il décroche. L'homme au bout du fil hésite à entrer dans les détails, Akitame l'encourage. Il veut savoir ce qu'ils lui ont fait. Sa rage est décuplée en apprenant les faits. Il n'est pas étonnant que le cercueil soit resté fermé... et que ses parents aient décidé de masquer cet acte en suicide.
Les derniers mois de cours seront pesants. Le professeur bienveillants n'existent plus, il ne semble être qu'une coquille vide, donnant ses cours en pilote automatique. Il ne discute plus à la fin du cours, il semble perdu dans ses pensées... Il planifie son avenir. Dès la rentrée, il intégrera le programme pour jeunes recrues d'Ares Security. Il mettra fin à ses Fermes, pour que plus aucun innocent ne devienne de simples donnée, pour rendre hommage à celle qu'il n'a pas pu protéger.
Downtown Megacity. 15 Juillet 2440. QG d'Ares Security.
Les premiers mois d'entraînement étaient durs. Akitame était un intellectuel, il n'avait jamais vraiment apprécié l'exercice physique, brûlant ses graisses plus efficacement avec le stress qu'autre chose... Mais il ne lâchait rien, ne rechignait devant aucun parcours du combattant et faisait preuve d'une obéissance à nul autre pareil. Puis une année passa, il s'était endurci, grimpait avec beaucoup plus d'aisance les murs, arrivait à tenir plus de cinq secondes en combat contre ses professeurs. La deuxième année fila aussi vite que la première, sa musculature le rendait un peu plus imposant mais surtout plus résistant. Il encaissait les coups et les rendait, aussi vif qu'un éclair. Puis la dernière année, où il avait décidé de se spécialiser. Il avait gagné en souplesse, pour se faufiler dans des endroits exigües, commençait à maîtriser l'art du camouflage, mais surtout de l'infiltration. Ses pas devinrent presque inaudibles, chacun de ses gestes était maîtrisé et effectuer dans un but précis : exécuter.
Sa formation est terminée, il est désormais un agent à part entière. Ses supérieurs décident de le placer dans l'Undercover Division. Ses traits asiatiques lui permettront de se faufiler plus facilement dans la masse informe de Little Bangkok, mais sa progression au sein de la branche d'infiltration était aussi... plus qu'impressionnante. Son visage fermé, neutre en toute circonstance risquait cependant de poser problème alors, pour y remédier, il décida de s'inscrire à un cours de théâtre.
Sa première mission arrivait. Il la remplit avec succès. Puis une autre... Encore et encore. Il faisait le travail vite, de manière efficace et ne semblait pas montrer la moindre once de remord lorsqu'il devait se débarrasser d'une cible. Les bruits courraient vite dans les couloirs et ses collègues commencèrent à l'appeler Enforcer. L'exécuteur. Il construisait petit à petit sa légende au sein d'Ares, gravissant un à un les échelons. Les années passèrent, sans qu'il s'en aperçoive...
Little Bangkok. 8 Mai 2468. Entrepôt désaffecté.
Un coup de filet énorme. Un travail de longue haleine, plus de 10 années infiltré au sein de ce gang, à gagner la confiance de chaque membre. Comme chez Ares, il avait gravi les échelons, était devenu le bras droit du chef. Le troisième plus gros trafiquant de puces du marché. Il s'était fait un plaisir de le manipuler pendant tout ce temps et, quand l'heure vint enfin, un sourire passa sur ses lèvres. Un vrai, un sincère, comme il n'en avait pas eu depuis des années. La descente dans le quartier avait été planifié des mois à l'avance, coordonnée avec les moindres gestes du Capitaine Edgeworth. Voir tout ce monde embarquer dans un véhicule blindé et perquisitionné toutes les puces était grisant. Malheureusement, ce n'étaient que des pions, qui ne faisaient que revendre ce qui étaient produits par d'autres... Enforcer n'était pas satisfait.
En plus ce ça, il se faisait vieux. 60 ans, l'âge où la plupart prennent leur retraite. Il sentait que ses capacités physiques déclinaient, qu'il ne tiendrait pas bien longtemps un rythme pareil. Et il était hors de question qu'il soit relégué aux bureaux, à s'occuper de la paperasse toute la journée, ça non ! Mais il ne pouvait rien faire face à la décision de ses supérieurs, son avenir était entre leurs mains...
Heureusement pour lui, ils semblaient lire dans ses pensées. Ils ne souhaitaient pas perdre un aussi bon élément, surtout qu'il semblait encore avoir de l'énergie à revendre. Ils pouvaient encore utiliser sa rage, dans la lutte contre d'autres organisations qui commençaient peu à peu à voir le jour... Alors ils entrèrent dans son bureau et lui proposèrent de rester travailler chez eux. En échange, ils lui offraient une promotion au rang de Major, en plus d'un implant nanonique et d'un nouveau corps, modelé comme il le souhaitait. La réponse fut immédiate.
Dowtown Megacity. 19 Février 2483. Blue Cat's Club.
Un homme d'une trentaine d'année et assis au bar, sirotant un Martini. Son regard froid glisse sur la salle et les autres clients, alors que ses doigts pianotent sur le bois. Son costume est chic, attire le regard de quelques vautours qui osent venir troubler le cours de ses pensées. Il les ignore royalement, revoyant dans son esprit les derniers souvenirs de sa vie.
Il avait demandé à ce que son corps soit exactement pareil que celui d'origine à son entrée au sein d'Ares Security. Il avait dû se réhabituer à cette mobilité, cette souplesse, qu'il avait perdu au fil des années. Ses défauts avaient été corrigés, notamment au niveau de sa vision. Les cicatrices de ses précédentes missions avaient disparues. C'était comme une renaissance... C'était troublant.
L'annonce de la mort du Professeur Spiegel l'avait énormément attristé, il y a quatre ans de cela. Après avoir passé quelques jours à se morfondre, il s'était repris en main et avait décidé d'adopter un chien dans l'un des refuges de la ville. Il avait déjà huit ans, avait lui aussi connu la pauvreté et la maltraitance mais avait tant d'amour à offrir... Il lui donna le nom de son bienfaiteur et se lièrent vite d'amitié, jusqu'à devenir presque inséparables. La présence de ce compagnon touffu le rendait nostalgique de son premier ami, mort depuis déjà bien des années.
Ses parents sont immortels eux aussi, et ils soutiennent toujours autant leur fils. Ils se voient autant qu'ils peuvent, malgré l'emploi du temps bien rempli d'Enforcer. Ils désespèrent d'un jour avoir des petits-enfants, se demandant quand il décidera d'enfin fonder une famille. Ce n'est visiblement pas dans ses plans, du moins, pour l'instant.
Ses dernières missions n'avaient rien de très palpitantes. Ses supérieurs semblaient attendre une occasion en or pour le remettre sur le terrain, leur petit prodige. Pour l'instant, il se contentait d'infiltrations dans des locaux appartenant supposément à Memento Mori, de quelques arrestations de membres de gangs et d'affaires sombres liées à des Jumpers. Pas assez pour stimuler le Major qui s'ennuyait pas mal.
Il revient à la réalité lorsque la serveuse pose un autre verre devant lui. Il abandonne le sien, vide, et s'allume une cigarette avant de tremper ses lèvres dans l'alcool, espérant ce soir encore pouvoir goûter à une délicieuse ivresse.